pharmacies

Pots de vin de CERTAINS pharmaciens dans les différentes résidences pour personnes âgées.

ÉRIC YVAN LEMAY

MISE à JOUR

Une poignée de pharmaciens rivalisent d’imagination pour gagner la lucrative clientèle des locataires des résidences pour personnes âgées: ils y exploitent à perte des dépanneurs, embau­chent des médecins ou des infirmières, fournissent des équipements ou même de l’argent comptant aux propriétaires des résidences convoitées.

Si certaines pratiques sont légales, d’autres contreviennent clairement au code de déontologie des pharmaciens.

Des sources de notre Bureau d’enquête bien au fait des stratégies utilisées estiment que des pharmaciens sont prêts à offrir une valeur de 10 $ à 20 $ «par porte» par mois pour y desservir des clients qui, pour la plupart, reçoivent des piluliers.

Les piluliers sont un boîtier en plastique contenant les médicaments d’un patient pour chaque jour de la semaine. Ils permettent d’éviter d’avoir à manipuler plusieurs flacons de médicaments.

Des piluliers comme ceux-ci sont distribués dans les résidences pour personnes âgées. Chaque compartiment renferme les médicaments pour une journée.

PHOTO PIERRE-PAUL POULIN
Des piluliers comme ceux-ci sont distribués dans les résidences pour personnes âgées. Chaque compartiment renferme les médicaments pour une journée.

Explosion des piluliers

Depuis 10 ans, un véritable marché gris du pilulier s’est ainsi mis en place. Ce marché des piluliers a littéralement explosé. Selon les dernières données de la RAMQ, les piluliers représentaient des ventes de plus de 333 millions $ chez les personnes de 65 ans et plus. C’est une hausse de 10,9 % par rapport à l’année précédente.

Dans les résidences, les piluliers sont pratiquement devenus la norme depuis 2007, quand le gouvernement a modifié l’entente de rémunération des pharmaciens.

Certaines résidences l’imposent d’office en invoquant notamment des raisons de sécurité. Une situation dénoncée par le Syndicat des professeurs de l’Université Laval dans un mémoire présenté à l’Assemblée nationale l’an dernier. Le syndicat parle de «multiplication plus ou moins requise de ce service».

Pour un pharmacien, le recours au pilulier est beaucoup plus payant que la simple ordonnance. Ce lucratif marché fait l’objet d’une concurrence féroce entre pharmaciens. Notre Bureau d’enquête a découvert quelques faits troublants:

  • Des pharmaciens qui recrutent des médecins pour desservir une résidence.
  • Des dépanneurs dans les résidences sont souvent exploités par des proches du pharmacien, même à perte.
  • Des paiements en argent comptant pouvant atteindre 5000 $ par mois versés au propriétaire d’une résidence.
  • Des pharmaciens qui desservent des résidences situées à des dizaines de kilomètres de leur officine.
  • Dans plusieurs cas, les ententes sont conclues derrière des portes closes, sans contrat ni aucune trace écrite.

Disponibles sept jours sur sept

Pour desservir les clients, des pharmaciens doivent être disponibles sept jours sur sept et offrir la livraison de médicaments.

En échange, les agents de location dans les résidences font la promotion du pharmacien auprès des nouveaux résidents. Le pharmacien peut également approcher les clients en faisant des conférences à la résidence.

Beaucoup d’argent

Pour les pharmaciens, détenir entre 20 % et 50 % des ordonnances de piluliers dans une seule grande résidence pour personnes âgées représente des milliers de dollars en chiffre d’affaires par mois.

Entre 40 % et 60 % de ces pharmaciens font des cadeaux aux clients des résidences, selon une enquête de l’Ordre.

En revanche, des pharmaciens témoins ou lésés par ces pratiques dénoncent leurs collègues, disant être victimes de concurrence déloyale ou encore de dirigisme de clients, une pratique pourtant contraire au code de déontologie.

► En 2014, quelque 110 000 personnes vivaient en résidence au Québec.

DES PILULIERS PAYANTS

Montant remis au pharmacien pour le renouvellement d’une ordonnance:

♦ Dans le pilulier

  • 17,57 $ par mois*

♦ Au comptoir

  • Entre 8,37 $ et 9,34 $ par mois

► Les personnes âgées de 80 ans et plus ont en moyenne huit ordonnances par jour

► Depuis un an, les montants versés aux pharmaciens pour chaque ordonnance dans le pilulier ont baissé d’environ 4 $ par mois en raison des ponctions faites par le gouvernement

* Montant versé chaque semaine: 4,39 $

QUATRE FAÇONS D’ENTRER DANS LES RÉSIDENCES

1. Par l’entremise des dépanneurs

CHSLD

PHOTO ÉRIC YVAN LEMAY

Un des moyens les plus répandus pour s’assurer une clientèle fidèle dans une rési­dence est d’y exploiter un dépanneur. On y vend de la gomme, des boissons, des papiers mouchoirs ou des couches d’incontinence, mais pas de médicaments.

Certains dépanneurs sont exploités à perte, mais ils permettent au pharmacien d’avoir une présence dans ces résidences. S’il n’y a pas assez d’ordonnances, le dépan­neur peut fermer.

Cependant, ce sont parfois les propriétaires des résidences qui exigent du pharmacien qui veut desservir la clientèle chez lui de fournir un dépanneur. «Si on ferme le dépanneur, ils (les propriétaires) vont nous dire: “Nous, on prend un autre pharmacien qui va nous fournir un dépanneur”», nous a ouvertement expliqué le superviseur des dépanneurs Bélanger XL, Pierre-André Thomas.

Ces dépanneurs sont répartis dans plus de 30 résidences dans la province, de Jonquière à Québec, en passant par Sherbrooke et Trois-Rivières.

La possession d’un dépanneur n’est pas illégale, selon l’Ordre des pharmaciens, mais elle est encadrée. On s’assure, entre autres, que le coût au pied carré n’est pas exagéré et ne constitue pas un cadeau déguisé. Tous les baux doivent être remis sur demande de l’Ordre et doivent être mentionnés dans la déclaration annuelle de chaque pharmacien.

Au Québec, 7 % des pharmaciens disent posséder un dépanneur, selon les résultats de l’inspection sur les pratiques commerciales de l’Ordre.


2. Offrir des médecins

CHSLD

PHOTO FOTOLIA

Des pharmaciens font des pieds et des mains pour recruter des médecins ou des infirmières pour les résidences.

«Autant les dépanneurs sont importants, les médecins sont tout aussi importants, sinon plus. Généralement, c’est la porte d’entrée dans certaines résidences. Les gens disent: “Si tu m’amènes un médecin dans ma résidence, tu as la business chez nous”», nous explique une source bien informée.

«On demande s’ils connaissent des médecins. C’est un des critères quand tu choisis ton pharmacien, c’est quoi son expertise, son réseau de contacts», indique pour sa part Pierre Bélanger, copropriétaire de la résidence Loggias Villa des arbres à Laval.

«Je n’ai jamais embarqué là-dedans», soutient pour sa part Sylvain Provost, dont la sœur Christine est pharmacienne. J’ai eu des demandes pour ça (médecins) à un moment donné. Ça existait. J’ai perdu des résidences à cause des médecins.»

Au printemps dernier, le pharmacien Patrick Bélanger disait avoir un besoin urgent de médecins pour une résidence qu’il desservait à Neufchâtel, dans la région de Québec. La lettre a été écrite par Fabienne Bélanger, gestionnaire de la pharmacie, et envoyée aux finissants en médecine de l’Université Laval.


3. Avec de l’argent

CHSLD

PHOTO ÉRIC YVAN LEMAY

Dans certains cas, des pharmaciens paient leur droit de desservir des personnes âgées en résidence en argent, aux propriétaires.

En à peine un an, de 2013 à 2014, le pharmacien radié Jonathan-Yan Perreault estime avoir fait 286 000 $ de chiffre d’affaires avec les piluliers de la résidence Laval-Ouest (photo).

Selon des documents de cour, il y servait 100 ordonnances par jour à partir de sa succursale de Terrebonne. Selon son ancienne associée, il versait entre 4000 $ et 5000 $ par mois au propriétaire de la résidence.

Ce dernier, qui possède aussi le Château royal à Dollard-des-Ormeaux, n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue.

Jonathan-Yan Perreault a été radié provisoirement en juin dernier, notamment pour avoir proposé des commissions secrètes à des résidences pour personnes âgées.


4. Des lits et des chariots en cadeau

CHSLD

PHOTO D’ARCHIVES

Au cours des dernières années, des pharmaciens Uniprix, avec l’aide du siège social, ont offert des lits orthopédiques et des chariots de distribution de médicaments à des résidences pour personnes âgées. Dans certains cas, il s’agissait d’équipements valant plusieurs dizaines de milliers de dollars.

En 2010, Uniprix a embauché Claude Giard comme directeur des approvisionnements spécialisés. Ce dernier avait notamment pour tâche d’établir et de maintenir les liens entre les pharmaciens et les propriétaires ou gestionnaires de résidences pour personnes âgées.

Réseauteur

Il faisait du démarchage auprès des résidences et offrait notamment des services non médicaux comme des couches. «Si tu lis entre les lignes, tu vas très bien comprendre que j’étais un réseauteur. C’est évident que oui, il y avait des choses que les pharmaciens peuvent faire ici et là», a-t-il dit à notre Bureau d’enquête.

Selon nos sources, des personnes, au siège social d’Uniprix, servaient d’intermédiaires. Elles facturaient à certains de ses pharmaciens membres des équipements orthopédiques. Ces équipements étaient ensuite livrés gratuitement à la résidence.

En échange de quoi le pharmacien obtenait la priorité pour servir les résidents. Plusieurs résidences ont reçu des «cadeaux» de la sorte.

Le porte-parole d’Uniprix, Pierre Gince, n’a pas répondu à nos questions, sauf pour indiquer que Claude Giard a quitté son poste en octobre 2015. Cette pratique n’aurait plus cours, selon nos sources.

 

SOURCE:  https://www.journaldemontreal.com/2016/10/17/des-pharmaciens-sarrachent-les-piluliers-des-residences

 

Leave a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *